Les marionnettes moscovites jouent Kipling mais savent rester russes

21/4/1947

J'ai trouvé un art vivant en URSS : le théâtre de marionnettes. Certes, le théâtre est remarquable à Moscou, et je suis loin d'avoir épuisé ses joies dans les rares soirées que la Conférence nous laisse. Nous sommes, sans doute, dans la seule capitale du monde où on compte trente-cinq théâtres pour seulement six salles de cinéma. La production cinématographique de l'URSS paraît pauvre. L'Union soviétique, au sortir de la guerre, a sans doute mieux à faire que d'équiper un Hollywood. Et puis le public russe n'aime pas le cinéma. Sans doute est-il dégouté par la faiblesse des films qu'on lui présente et la propagande trop évidente qui les inspire.

Mais parfois, et je l'ai dit à propos de « Cendrillon », le théâtre russe semble plus se survivre avec gloire que se renouveler. Le ballet du « Lac au cygne » m'a confirmé dans cette impression. « Cendrillon », dans sa mise en scène, comportait quelques trouvailles, tel ce miroir figuré sur une toile transparente à travers quoi deux ballets identiques semblaient le reflet l'un de l'autre. Dans le « Lac au cygne »,  les artifices sont usés.

Chez les marionnettes on sent, au contraire, un art en plein essor. Les ressources ne sont pas épuisées. La sève populaire anime tout le spectacle, lui imprime un dynamisme tout jeune. On me l'avait dit, avant mon départ, que les marionnettes d'Obraztsoff étaient surprenantes. Le terme de marionnette est d'ailleurs inexact. Il s'agit plutôt d'un combiné de guignol et d'ombres chinoises. J'ose à peine employer ces mots, chez nous si pauvres de résonances. Autant comparer un chanteur des rues et un ténor de l'Opéra.

Le théâtre, d'ailleurs, est amusant en lui-même, avec sa salle si pauvre, aux stalles de bois, qui sent son « théâtre d'essai ». Une tribune arrondie surmonte le proscenium. C'est là que se déroule le spectacle.  Le foyer, de style Alexandre 1er, est d'un goût auquel on n'est pas accoutumé ici. Mobilier en citronnier, un peu lourd de forme peut-être, mais harmonieux. Murs d'un bleu dur, coupé de blanc. Des vitrines incrustées dans la cloison, avec une étonnante collection historique de marionnettes. Sans doute cette odeur persistante de fourrure humide et de bottes, l'odeur même de Moscou, la sent-on encore dans ce foyer. Nos narines occidentales sont un peu délicates pour elle. Nous l'éprouverons plus encore, dans ce bar bohème, au sous-sol du théâtre. Elle m'en a gâché le pittoresque si typiquement russe et presque extrême-oriental, et si plein de bonhommie, de gentillesse.

On jouait « Mowgli » une série d'épisodes tirés du « Livre de la jungle ». Successivement, Mowgli sauvé du tigre par les loups, Mowgli grandi qui, trahi par le chacal et désobéissant à Bagheera, la panthère noire, et à l'ours Baloo, est enlevé par les singes dans leur cité – de vieux temples écroulés – où Shere Kahn, le tigre boiteux, veut le dévorer. Kaa, le boa, Bagheera et Baloo le délivrent. Maintenant c'est la trêve de l'eau que Shere Kahn a rompue en égorgeant une gazelle. Mowgli vengera cette rupture du pacte de la jungle. Il va chez les hommes. Il y retrouve sa mère qui lui donne « la fleur vivante » (le feu), et un glaive. Grâce à eux il tuera Shere Kahn, mais avec la connaissance du feu, il est redevenu un homme. Les animaux l'exilent de la jungle.

Tel est le scénario, tiré presque textuellement de Kipling. Mais que dire du jeu des pantins, car on doit vraiment parler d'un jeu ? Les Russes aiment profondément les animaux. Il fallait cet amour, pour comprendre et  rendre chacune de leurs attitudes. Que dire du bond élastique de la panthère, des frémissements sous son pelage ? Que dire du pas balourd de l'ours, de la félinité de Shere Kahn ?

Les personnages humains ne sont pas moins réels. La mère de Mowgli coud en chantant. Son geste a l'exactitude même de la vie. Aucune saccade,. Il semble que chaque muscle joue comme un être de chair.

Et le mise en scène ? Un Baty sans chromos. Juste le degré de la stylisation qui mue en poème l'image de la réalité. Je ne sais comment traduire ce clair de lune comme laiteux sur les rochers de la jungle, ou les lianes mêlées de singes cocasses. La fuite de ces singes, à travers la forêt vierge, figurée en ombre chinoise, est proprement un poème. Au finale, la qualité de la mise en scène atteint la valeur d'une symphonie. Mowgli parti, les animaux se figent dans leur tristesse. Tandis que se lève l'orage. Le jeu des lumières schématise progressivement la scène. Il ne reste plus que l'ombre sculpturale de Bagheera sur un ciel vert.

Car ici, l'art des marionnettes atteint tous les plans. Son registre s'étend de la farce au lyrisme. Comment y parviennent les six opérateurs qui, de leur fosse, animent ce monde grouillant de bêtes ? Quelle dextérité de la main meut un mécanisme que j'ignore ?  Voilà deux questions que j'espère élucider avant mon départ.

Le théâtre des marionnettes remplit ici le même office que chez nous les chansonniers de Montmartre. Une satire, parfois très libre, de la vie moscovite y est tolérée.

On jouait même avant notre arrivée une sorte de revue, dont on m'a cité ce refrain :

Ah ! qu'il est beau notre métro,

Mais qu'il est plein,

Et qu'il est court !

Aujourd'hui, j'ai voulu dire ma joie d'avoir trouvé un art à la fois vivant et vraiment russe, s'inscrivant dans une tradition que ne fausse pas des influences européennes ou américaines subies à contresens : un art enfin.

 

En marge de la Conférence